Le visage de notre temps prend-il les traits des années 30 ? Cette question récurrente des sphères politico-médiatiques revient comme un boomerang en cette année d’élections présidentielles et législatives : les références sont légion.
Michaël Foessel (auteur récemment de « Quartier rouge. Le Plaisir et la gauche ») avait précédemment exploré le sujet dans « Récidive 1938 ». Et si l’auteur jugeait en 2019 « qu’on en avait pas fini avec les années 30 »*, la lecture éclairante de son essai met aussi en garde contre confusions et raccourcis.
1938 : cette année-là, Lucienne Dugard rêve qu’« un jour son prince viendra » tandis que Maurice Chevalier se questionne : « qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ?». Piaf chante « С’est lui que mon cœur a choisi » : et ce n’est pas encore Marcel Cerdan. Sartre « existe parce qu’il pense… » dans La Nausée tandis que l’horreur de Guernica a été dénoncée l’année précédente sous le pinceau de Picasso.
En politique, le Front populaire, alliance des trois principaux partis de gauche (SFIO, Parti radical et communistes en soutien) gouverne depuis mai 1936. Des réformes sociales d’envergure ont vu le jour, comme les congés payés (quinze jours) ou la réduction du temps de travail avec la semaine de quarante heures. Pourtant Léon Blum va devoir laisser les rênes du pays au radical Édouard Daladier, artisan, comme lui, du Front Populaire, mais qui n’aura cependant qu’une hâte : faire voler en éclat tous les récents acquis sociaux.
Michaël Foessel choisit une attaque originale pour arpenter le terrain maintes fois visité des années 30 en entrant par 1938, une année « charnière ». Un voyage temporel rendu possible par des moyens qui n’existaient pas à l’époque, Internet et ses abondantes et précieuses ressources. Retronews et Gallica, émanations de ces progrès techniques, lui permettent la consultation quasi quotidienne de journaux des années 30 : utilisation rationnelle d’une technologie qui permet de déjouer les prophéties apocalyptiques qu’elle contribue elle-même à propager.
Avec une idée en tête : « comprendre » et non « expliquer ». Comprendre le mal qui étreignait ce temps jusqu’à l’avènement de l’idéologie fasciste et de la guerre pour, peut-être, nous aider à y voir plus clair sur les causes potentielles.
Évidemment, le philosophe ne privilégie pas l’hypothèse d’un retour des années 30 à l’identique : « l’histoire ne repasse pas les plats ». Non, lui préfère le terme de « récidive », la résurgence d’un même mal dont on se croyait guéri mais avec des symptômes, des effets et une gravité différente.
Et la mise en lumière d’échos édifiants entre nos deux périodes.
Les personnages et les situations de ce récit ne sont pas fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé n’est pas forcément fortuite…
Itinéraire d’un philosophe en 1938
Comment en arrive-t-on à explorer l’année 1938 ?
Par une étape en 1944, mu par la curiosité de ce qu’un journal d’extrême droite pouvait encore trouver à exprimer aux portes de la défaite allemande.
Je suis partout est un hebdomadaire fondé en 1930 et devenu hitlérien sous l’occupation. Déjà très à droite durant ses jeunes années, sa mue extrémiste semble se produire en 1938. Plus tard, en 1942, on peut y lire sous la plume de Robert Brasillach, qu’il « conseille » aux Allemands d’emmener tous les juifs « sans garder de petits ». Pendant l’occupation, articles glaçants et menaces antisémites remplissent régulièrement les colonnes.
C’est un éditorial odieux de 1944, Napus, qui va servir de catalyseur à la rédaction de Récidive 1938. Le Napus est un roman de Léon Daudet narrant l’invention d’une arme dissolvant ses victimes dans l’atmosphère. Un petit garçon, voyant son grand-père touché par cette arme disparaître dans le ciel, s’écrie : « N’a pus, grand-père ! ». On lira sous la plume nauséabonde du rédacteur de l’article Napus de Je suis partout : « Puissent du moins les projectiles allemands précipiter les règlements des comptes de l’Europe avec ses plus cruels ennemis, je veux dire les Juifs. Ah, si l’Europe… pouvait dire devant son territoire mutilé mais purgé de sa vermine, à la manière du petit garçon de Léon Daudet « N’a pus, de Juifs. » ».
« Au dégoût se mêlait aussi je le reconnais la rage » écrit le philosophe dans Récidive 1938. Une rage alimentée par l’absence de modération ou d’appel au consensus national et encore moins de reconnaissance de l’échec des nazis, même en 1944. C’est en cherchant comment un tel article avait été rendu possible que Michaël Foessel a atterri en 1938.
Et la consultation quotidienne des journaux d’époque va le mener de surprise en surprise.
Ad nauseam.
Langue et rhétorique y exaltent xénophobie, autorité et libéralisme pur, symptômes, selon l’auteur, d’une inquiétante lassitude démocratique.
Les fausses nouvelles émaillent des articles plus ou moins abjects, les désormais fameuses « fake news », diffusées avec l’objectif de tromper ou de manipuler le public : elles ne sont pas l’apanage du 21ᵉ siècle. En septembre 1938, elles ont tellement envahi l’espace public que le journal l’Époque doit consacrer des encarts à leur rectification !
Quand l’Humanité crie à la fausse nouvelle tandis que le reste de la presse parle de la faiblesse militaire de l’Armée rouge suite aux purges de Staline, elles deviennent un argument pour décrédibiliser un propos.
La fin du Front populaire et les prémices de la faiblesse supposée des démocraties
En revisitant l’histoire par le prisme des journaux de l’époque, le philosophe nous plonge dans son ambiance. C’est le 6 avril 1938 que Léon Blum prononce son discours à l’Assemblée nationale pour obtenir les pleins pouvoirs. Son objectif ?« Sortir du libéralisme pur » qui ferait « fuir les capitaux » et relancer la production militaire.
Les députés radicaux socialistes ont voté oui. Ce sont les sénateurs du même parti qui lui font défaut en choisissant le non. Aucune mesure sociale ou de nationalisation n’a été annoncée à cette occasion : l’auteur note cependant que ce sont étatisme et poids de l’impôt qui seront dénoncés le lendemain par Maurras dans l’Action française.
La démission de Blum est suivie par un appel à Daladier pour lui succéder : envisageant une alliance avec les socialistes, il entame des tractations, faisant déplorer au Figaro des rituels démocratiques affaiblissant la France face à une Allemagne fermement menée par Hitler. Et de poursuivre que tractations et négociations parlementaires, poumons de la démocratie, devraient s’effacer derrière « une mobilisation morale ». Balbutiements de l’idée selon laquelle les démocraties seraient faibles de leurs « palabres de comités » face au colosse allemand.
Michaël Foessel remarque, à la lecture de ce même Figaro, que cette thèse se renforce. Le journal, au lendemain de l’Anschluss (annexion de l’Autriche par l’Allemagne), ne trouve rien de plus à dénoncer que des négociations de partis face à la puissance allemande. Pour faire face à Hitler il faudrait un « gouvernement resserré en dehors et au-dessus des partis » : aucune fermeté face à l’invasion de l’Autriche n’est évoquée.
Cette posture semblait celle de tous les journaux. Sauf l’Époque, pourtant conservateur, mais hostile au nazisme, qui regrette le manque de réaction de la France et est le seul à envisager une guerre contre l’Allemagne. À la défaite de Blum, il est resté l’un des seuls à vouloir donner du poids au social, clé de l’unité nationale, face à une droite défendant un assainissement des comptes qui passerait forcément par l’abandon des mesures sociales.
Daladier, qui fut pourtant un artisan du Front populaire, opère une fois au pouvoir un brutal changement de cap en prônant « la remise de la France au travail », « la reconquête de la confiance du capital » et la fin des controverses qui affaibliraient le pays face aux dictatures allemande et italienne. L’auteur souligne au passage que le Parti radical de Daladier a plus d’une fois renversé ses alliances pendant l’entre-deux guerres, un coup à gauche, un coup à droite. Cette fois le centre de gravité se déplace brutalement à droite, pour le plus grand plaisir de la presse conservatrice.
Et la mise en œuvre de sa politique sera conforme à ses déclarations avec la remise en cause des acquis sociaux du Front Populaire : « la classe ouvrière s’est trop installée dans les loisirs », il faut « redresser la France ».
Démantèlement des mesures du Front Populaire : « la fête est finie »
C’est par la formule de l’historien Marc Bloch « la fête est finie » que l’auteur nous embarque dans l’ère post Front populaire.
La fête, c’est le Front populaire et ses mesures sociales.
Daladier en sonne le glas : il faut « payer la facture, retrouver le sens de l’effort, remettre la France au travail ».
Ce projet vaut bien un tour de vis… voire plusieurs.
Quelques grèves ont lieu en octobre : en cause, la hausse des prix qui a grignoté les revalorisations salariales mises en place par le Front Populaire en 1936.
L’auteur remarque que, pour autant, « remettre la France au travail » est plus que jamais d’actualité et se concrétise via des décrets-lois (aujourd’hui ordonnances) sur l’initiative de l’exécutif et sans consultation du parlement. Comme ce sera aussi le cas pour les accords de Munich. Ce qui fait dire à Michaël Foessel que la France de 1938 n’est pas faible parce qu’elle est une démocratie mais parce qu’elle a déjà, en partie, renoncé à l’être.
Les heures supplémentaires deviennent la norme (Daladier vise le retour à 48 heures de travail par semaine), leur majoration est minime et le licenciement de ceux qui voudraient s’y soustraire est facilité.
Côté économique, ce n’est pas vraiment plus rose : embauche « d’agents civils temporaires » à la place des fonctionnaires, fin des travaux publics lancés sous Blum, augmentation des prix de produits de première nécessité, mise en place d’un comité pour traquer les dépenses inutiles dans l’administration, augmentation des impôts et instauration d’une taxe de 2 % sur les salaires trop faibles pour y être soumis.
Si la presse de gauche semble sous le choc, celle de droite applaudit… sauf l’augmentation des impôts qui conduit Maurras à prôner la révolte fiscale des « honnêtes gens ». Il regrette par la même occasion la non-abrogation de la limite des 40 heures hebdomadaires de travail.
En novembre, la CGT lance un appel à la grève. Le philosophe égrène la longue liste des actions répressives et violentes menées par l’État à l’encontre des grévistes. Le gouvernement délogera les ouvriers grévistes de Billancourt avec du gaz lacrymogène, réquisitionnera les fonctionnaires et les menacera de révocation en cas de participation. Les « meneurs » du secteur privé seront arrêtés et des milliers de gardes mobiles bloqueront l’accès des usines aux grévistes. Des syndicalistes seront condamnés à la prison et 10 000 ouvriers licenciés. Tandis que la presse de gauche s’indigne de la brutalité du gouvernement, celle de droite se félicite que « personne ne s’aperçoive de rien quand il y a une grève dans le pays ».
Blum, après avoir partagé le pouvoir avec Daladier, devient son plus grand opposant. Il considère que « l’abandon du social affaiblit la démocratie et habitue les Français aux mesures autoritaires », tandis que le président du Conseil répond que « la démocratie se sauvera de ses propres faiblesses en adoptant des mesures d’autorité ».
L’auteur met en avant les maîtres mots de Daladier largement partagés par les milieux modérés : ordre, effort, travail et autorité. Et non pas pour renforcer la France afin de faire face à une guerre potentielle avec l’Allemagne, mais pour « sortir la nation du régime de laxisme social et moral où l’a enferrée le Front populaire ».
La grammaire du « mais » ou la rhétorique de l’abandon
Le philosophe met en évidence, à la lecture de la presse de l’époque, une inflation de l’utilisation du « mais », cette conjonction annulant ce qui la précède.
Peut-être l’ancêtre du « en même temps »…
« On a beaucoup fait pour les ouvriers, mais il faut remettre la France au travail » ou « La France a beaucoup accueilli de réfugiés, mais elle ne peut plus se le permettre ».
Ces formulations, en faisant appel à la notion de sacrifice, convoquent la morale et visent à remobiliser les Français autour d’impératifs autoritaires, voire identitaires. La France aurait vécu au-dessus de ses moyens, socialement, économiquement voire démocratiquement, menant à l’idée qu’au nom de la démocratie, il faudrait rogner sur son principe.
Avec les montées du fascisme en Italie, du nazisme en Allemagne et de Franco en Espagne, des millions de gens, et notamment des juifs, sont contraints de fuir car déchus de leur nationalité. Ils atterrissent dans des camps de rétention « seule patrie que le monde eut à offrir aux apatrides », écrivait Hannah Arendt.
Michaël Foessel fait un détour par 1939 pour illustrer cette errance des apatrides : il revient sur l’histoire du paquebot St-Louis parti d’Hambourg en mai 1939 avec quelques centaines de juifs à bord. Refoulé par les démocraties occidentales, il l’est également par Cuba où les passagers souhaitaient faire escale avant de partir vers les États-Unis. Il reviendra en Europe où les réfugiés seront provisoirement accueillis en Belgique, Angleterre, Hollande et France avant d’être envoyés vers les USA où la polémique a contraint Roosevelt à faire un geste.
En France, l’abandon du social est accompagné d’un durcissement de la politique migratoire. De nouveaux décrets-lois distinguent « la partie saine et laborieuse des étrangers » des « individus moralement douteux » ou encore facilitent la « déchéance de nationalité ». Tandis que le terme « contagion des dictatures » revient souvent chez Blum, Hannah Arendt parle de « contamination totalitaire ».
« Risquer un diagnostic du présent instruit de l’histoire » …
Face à un avenir incertain, la tendance naturelle est de rechercher dans le passé des occurrences éclairant la situation présente… en évitant contresens ou conclusion hâtive comme le rappelle l’auteur : « il existe un rapport d’analogie entre 1938 et 2018 (année de la sortie du livre) dont il est urgent de prendre la mesure ».
Analogie, pas ressemblance : cette distinction nous autorisant peut-être à imaginer, comme George Sand, que « l’avenir peut s’éveiller plus beau que le passé ».
Le raisonnement par analogie consiste à formuler un rapport de ressemblance entre un problème posé et un déjà résolu. Pour mettre ces deux problèmes en correspondance, il faut leur trouver des similarités ou caractéristiques communes. Si les similitudes entre 1938 et aujourd’hui ne manquent pas, il n’en demeure pas moins que le contexte a changé. En sciences, si les conditions aux limites du système étudié évoluent, les chances sont grandes pour qu’il change de comportement… Pour ne citer qu’elles, Italie et Allemagne ne sont plus des régimes autoritaires et dictatoriaux qui nous menacent, Franco est mort et enterré** en Espagne.
Pour autant, la notion d’affaiblissement démocratique parcourt tout le livre. L’historien Michel Winock parle lui d’un « système politique fragile » : la démocratie requiert l’adhésion de citoyens divisés par leurs intérêts ou leurs croyances et doit relever le défi de maîtriser un danger interne, celui de la fragmentation, voire de l’explosion.
Fragilité n’est pas faiblesse. Les démocraties ne sont pas faibles par essence, leur force vient de leur capacité à entretenir débats, discussions et critiques, ce qui suppose que ceux, censés les défendre, tiennent leurs promesses.
Michaël Foessel est revenu au présent sans rendre d’oracle : il nous laisse cependant, avec Récidive 1938, une bouteille d’oxygène pour ne pas perdre notre souffle.
Et garder, autant que possible, la tête froide.
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Références
* Michaël Fœssel : « On n’en a pas fini avec les années 1930 » – Le Monde, 26 mars 2019
** Le dictateur Francisco Franco (1939 – 1975) a été exhumé fin 2019 de son mausolée monumental près de Madrid pour être transféré vers le cimetière plus modeste de Mingorubbio dans le nord de Madrid où est enterrée sa femme.