En 2035, le parc mondial de voitures aura augmenté de moitié avec une part d’électriques d’environ un tiers. À cette échéance, l’Europe sera pionnière avec son interdiction de voitures neuves qui ne seraient pas « zéro émission » : toutefois nos voisins ne seront pas tous dans notre sillage. Dans une problématique globale, quel est l’influence réelle, à l’échelle planétaire, du consommateur du vieux continent substituant son véhicule thermique pour un modèle électrique ?
Le battement d’aile d’un Européen peut-il vraiment provoquer le miracle écologique planétaire ?
Cet article est la suite de « I-Véhicule électrique : solution technique ou choix politique face au casse-tête écologique ? »
L’atteinte des objectifs climatiques (limitation du réchauffement) relève du travail d’équipe. Les pays sont interdépendants à l’échelle mondiale : pour lutter efficacement, les efforts doivent être communs. Pour faire avancer la galère écologique dans laquelle nous sommes tous embarqués, il s’agit de ramer dans la même direction et assez vite tout en évitant de chavirer.
Si l’Europe peut éventuellement se permettre d’avancer plus vite pour la décarbonation du transport automobile via des aides pour que sa population se dote d’un véhicule électrique, tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne. Dans ce contexte, que valent les efforts financiers d’un consommateur européen qui achèterait un véhicule dit « propre » si nos voisins ne peuvent emprunter la même trajectoire et restent sur des moteurs thermiques ?
Toujours plus de voitures particulières…
Les projections des ventes mondiales de véhicules particuliers à l’horizon 2030-2035 tablent sur une hausse globale de la demande tirée par la Chine, l’Inde et les pays en développement.
Le cabinet Deloitte1 anticipe une augmentation de près de 50 % des ventes annuelles d’ici à 2030 pour atteindre les 100 millions. L’Agence internationale de l’énergie (IEA), dans son scénario le plus optimiste en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre (« Sustainable development scenario »)2, projette, elle, des ventes annuelles de l’ordre de 135 millions d’unités au niveau mondial. Les deux études prévoient que les véhicules électriques au sens large (hybrides inclus) comptent alors pour un tiers du marché mondial.
Pour quantifier l’influence de l’essor de la voiture électrique sur les émissions de gaz à effet de serre (GES) au niveau mondial, il faut s’appuyer sur l’estimation des flottes automobiles régionales dans les 15 prochaines années. Elle est obtenue en combinant les données régionales de croissance des parts de marché du véhicule électrique de l’IEA avec les projections, en nombre et en répartition régionale, du parc mondial de véhicules particuliers (figure 1).
À l’horizon 2035, ces calculs anticipent que les augmentations modérées (+1,2 %/an entre 2020 et 2035) du nombre d’automobiles en circulation en Europe et, dans une moindre mesure, en Amérique du Nord (+2,2 %/an), seront complètement balayées par la Chine (+3,2 %/an) et le reste du monde (+4,4 %/an).
Figure 1. Répartitions géographiques et projections du nombre de véhicules particuliers (électriques et thermiques) dans le monde de 2020 à 2035. Calculs à partir des estimations de répartitions actuelles et projections sur la base des estimations de ventes de véhicules attendues ainsi que des parts de marché des véhicules électriques au sens large – hybrides et tout électriques – (« Sustainable development scenario » de l’IEA et estimations de British Petroleum3 et l’Université du Texas4).
Si, en 2035, la part du véhicule électrique dans la flotte mondiale est attendue majoritaire en Europe et significative en Chine, elle devrait rester relativement faible en Amérique du Nord et dans le reste du monde. Globalement, les voitures électriques ne devraient représenter qu’un tiers de la flotte mondiale qui aura elle-même augmenté de moitié pour atteindre 1,8 milliards de véhicules.
D’ici à 2035, avec les rythmes de croissance du marché automobile mondial anticipés actuellement, le véhicule électrique ne fera que s’ajouter aux véhicules thermiques existants aujourd’hui du fait notamment du fort dynamisme du marché dans les régions les moins électrifiées (Inde en particulier).
Figure 2. Estimation de l’évolution du nombre et du type de véhicules particulier à l’échelle mondiale sur la période 2020-2035. Synthèse des estimations par régions géographiques.
S’acquitter de la dette carbone des véhicules électriques
Quelles conséquences en termes de gaz à effet de serre ? Faisons l’hypothèse favorable que les véhicules dits électriques sont 100 % électriques, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de véhicules hybrides (minimisation des émissions de GES). Les projections sont effectuées à partir des données et hypothèses de l’IEA et de l’ONG International Council on Clean Transportation5 (à l’origine du « dieselgate » de Volkswagen6).
Pour tenir compte du surcoût en GES de la fabrication des modèles électriques (la dette carbone, voir notre précédent article « Véhicule électrique : solution technique ou choix politique face au casse-tête écologique ? »), les émissions de fabrication des véhicules sont comptabilisées à la mise en circulation. S’il est légitime d’amortir les émissions de fabrication sur le cycle de vie d’un véhicule, les années à venir vont voir la montée en charge du véhicule électrique dans la flotte automobile mondiale et l’impact de la dette carbone des modèles électriques peut-être significatif.
Dans ce cadre, les émissions de GES à la fabrication et au roulage des différents types de véhicules tiennent compte aussi bien des progrès techniques que des modifications des mix électriques régionaux ou des habitudes de consommations régionales. (hypothèses ICCT : émissions de GES liées à la fabrication et au roulage des véhicules dans les différentes régions du monde : habitudes régionales de conduite, de durées de vie des véhicules, amélioration des performances, optimisation des procédés de fabrication vis-à-vis des émissions, progrès techniques anticipés, etc., décarbonation des mix électriques régionaux estimée à partir des engagements des États tels que rapportés par l’IEA dans son « Stated Policy Scenario »7).
Dans ce scénario, compte tenu des anticipations sur les parcs automobiles et les mix électriques régionaux, il faut s’attendre en 2035 à des émissions annuelles de GES d’un peu moins de 4 milliards de tonnes de CO2e soit environ 5 % de plus qu’en 2020 (figure 3). D’ici là, entre 2025 et 2030, les émissions annuelles devraient approcher les 4,3 milliards de tonnes de CO2e (+16 % par rapport à 2020).
Figure 3. Estimations des émissions mondiales de gaz à effets de serre des véhicules particuliers d’ici à 2035. Émissions dues à la fabrication des véhicules comptabilisées à la mise en circulation. Projections sur la base de véhicules 100 % électriques (pas d’hybrides) et tenant compte des estimations de ventes annuelles thermiques/électriques, des usages et de l’évolution des mix électriques régionaux.
Globalement, c’est une amélioration d’environ 15 % par rapport à un scénario sans véhicules électriques.
Comme attendu, la part des émissions dues au roulage des véhicules électriques est faible : en 2035, les émissions annuelles estimées des 600 millions de véhicules électriques sont inférieures aux émissions dues à la fabrication des près de 70 millions de nouveaux véhicules thermiques mis en circulation cette année. En revanche, la fabrication des quelque 40 millions de nouveaux véhicules électriques de l’année représente alors près du double des émissions de roulage du parc électrique.
Cette embellie sur les émissions annuelles est entachée par les résultats des émissions cumulées évitées sur la période 2020-2035 qui ne sont « que » de l’ordre de 4 milliards de tonnes de CO2e. Chiffre certes impressionnant, mais à mettre en regard des près de 65 milliards de tonnes de CO2e que le parc mondial de véhicules particuliers aura émis sur la même période (figure 4).
Figure 4. Estimation du cumul des émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis 2020, compte tenu des projections en nombre et type de véhicules particuliers par zones géographiques à l’horizon 2035. Les émissions évitées sont calculées avec en référence un parc mondial de véhicules particuliers constitué uniquement de véhicules thermiques.
L’observation des émissions annuelles au niveau régional montre comment la baisse des émissions en Europe, accompagnée de la stagnation en Chine et en Amérique du Nord, est effacée par la croissance des émissions dans le reste du monde (figure 5).
Figure 5. Projections des répartitions des émissions mondiales de gaz à effet de serre des véhicules particuliers (électriques et thermiques) par zones géographiques de 2020 à 2035. Calculs à partir des estimations de répartitions actuelles et projections sur la base des estimations de ventes de véhicules attendues ainsi que des parts de marché des véhicules électriques au sens large (hybrides et tout électriques). Projections sur la base de véhicules 100 % électriques (pas d’hybrides) et tenant compte des estimations de ventes annuelles thermiques/électriques, des usages et de l’évolution des mix électriques régionaux.
Il convient de rappeler que ces estimations sont réalisées dans un cadre favorable :
- des anticipations optimistes quant à la pénétration du véhicule électrique (« Sustainable development scenario » de l’IEA) ;
- des véhicules 100 % électriques : pas de véhicules hybrides dont les émissions sont intermédiaires entre les véhicules thermiques et 100 % électriques ;
- un respect des engagements nationaux de décarbonation des mix électriques (relativement ambitieux pour certains).
Les hypothèses de décarbonation des mix électriques régionaux utilisées dans les calculs sont celles annoncées par les États et synthétisées par l’IEA dans son « Stated Policies Scenario ». Ainsi, d’ici à 2035, l’UE prévoit globalement une baisse de moitié des émissions de son mix électrique, Inde et États-Unis d’un tiers et la Chine d’un peu plus de 20 %. Au-delà du fait que, selon l’IEA, ces engagements ne permettront pas de limiter le réchauffement climatique à « bien moins que 2 degrés » (engagement des accords de Paris en 2015), aucune contrainte ou étude de faisabilité ne viennent garantir l’atteinte des objectifs des États.
Avec les tendances anticipées aujourd’hui, aussi bien en termes de comportement des consommateurs (accroissement du parc automobile mondial) que des politiques de décarbonation mises en place par les États, le véhicule électrique ne semble pas être suffisant pour enrayer les émissions de gaz à effet de serre des véhicules particuliers au niveau mondial.
Même si le parc automobile mondial en 2035 était uniquement constitué de véhicules 100 % électriques, les émissions de GES associées resteraient significatives, à plus de 60 % du niveau actuel (figure 6)… bien loin des réductions préconisées par le GIEC pour maintenir le réchauffement climatique dans des intervalles gérables. En France, selon le cabinet Carbone 4, les émissions de GES à effet de serre dues à la mobilité des particuliers doivent baisser d’un facteur dix8…
Figure 6. Estimations des émissions de gaz à effet de serre d’un parc mondial de véhicules particuliers constitué uniquement de véhicules 100 % électriques (pas d’hybrides) en 2035. Projections tenant compte des usages et de l’évolution des mix électriques régionaux ainsi que de l’amélioration des performances des véhicules électriques.
Croissance verte : le mirage économique qui masque la cible écologique
À l’échelle de la planète, selon le dernier rapport du GIEC, le budget carbone restant pour avoir une bonne probabilité de ne pas dépasser une augmentation globale de la température de 1,5 ºC est de l’ordre de 300 milliards de tonnes de CO2 entre 2021 et 2050 (et à raison d’émissions annuelles de plus de 40 milliards de tonnes, probablement quelques dizaines de milliards de tonnes plus bas aujourd’hui). À ce jour, le secteur des transports est responsable d’environ un cinquième des émissions annuelles de CO2, les véhicules particuliers en représentent environ la moitié, soit un dixième des émissions annuelles de CO2. Dès lors, à répartition des émissions constantes, le budget carbone alloué aux véhicules particuliers à l’échelle mondiale d’ici à 2050 est de l’ordre de 30 milliards de tonnes de CO2.
En 2035, il est probable qu’au moins 65 milliards de tonnes de CO2e supplémentaires auront été émises par les véhicules particuliers. En supposant qu’à partir de 2035 plus aucun véhicule particulier à moteur thermique ne circule dans le monde et que les émissions de la production d’électricité tendent vers 0 en 2050, encore une quinzaine de milliards de tonnes de GES viendront s’ajouter à l’atmosphère. Au final, en 2050, entre un quart et un gros tiers du budget d’émissions de CO2 « autorisé » (budget mondial et tous secteurs confondus) aura été consommé par les véhicules particuliers (le CO2 représente environ 80 % des GES) … et cela en supposant que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes !
Si, dans ce scénario, un découplage apparent entre croissance économique (augmentation des ventes de voitures et développement massif du secteur des véhicules électriques et des énergies renouvelables) et émissions de GES (baisse des émissions avec l’adoption du véhicule électrique et la décarbonation à marche forcée du mix électrique) est probable, c’est au prix d’un dépassement d’un facteur de 2,5 à plus de 3 du budget carbone alloué. Un résultat loin de permettre d’atteindre les objectifs associés à la limitation du réchauffement climatique.
Si la voiture électrique, et sans doute plus largement les véhicules électriques, semble être une condition nécessaire à la transition écologique, elle n’est pas suffisante et devra s’inscrire dans une stratégie de mobilité individuelle et collective plus large. Foncer tête baissée dans le tout électrique, même au niveau mondial, ne fera, seul, pas de miracles.
Le passage à la mobilité électrique suppose d’ores et déjà de repenser l’organisation d’une grande partie du secteur automobile et du transport (production, utilisation et recyclage). Et à comportements inchangés, remplacer les carburants fossiles par des renouvelables ne fera que changer d’orientation les prélèvements sur les ressources naturelles (passer du pétrole aux minerais nécessaires à la fabrication des batteries des véhicules électriques).
Dans la trousse à outils climatique, se trouve aussi la réduction des déplacements en voiture qui suppose une politique volontariste des États pour développer les transports en commun et les rendre accessibles au plus grand nombre, que ce soit à pied, à vélo ou autre.
Peut-être en partant du constat, régulièrement mis en avant par le philosophe et astrophysicien Aurélien Barreau, que mettre en mouvement plus d’une tonne de « ferraille » pour déplacer un individu de 70 kg n’est sûrement pas l’optimum… Et que, connaissant l’impact des activités humaines sur la nature (climat, ressources, biodiversité, etc.), c’est d’un changement complet de paradigme dont on aurait besoin. Il s’agit de modifier radicalement notre rapport à la voiture : cela suppose une acceptation par le plus grand nombre, et donc de la pédagogie pour en expliquer les enjeux.
Profiter du big bang énergétique en cours semble un bon point d’appui pour engager le chantier de notre rapport à l’environnement…
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SOURCES
- Deloitte « Electric vehicles – Setting a course for 2030 », juillet 2020, https://www2.deloitte.com/us/en/insights/focus/future-of-mobility/electric-vehicle-trends-2030.html
- IEA, https://www.iea.org/data-and-statistics/charts/global-ev-sales-by-scenario-2020-2030
- British Petroleum, https://www.bp.com/en/global/corporate/news-and-insights/reimagining-energy/graph-corner.html
- Bansal, Prateek & Kockelman, Kara. (2017). Indian Vehicle Ownership: Insights from Literature Review, Expert Interviews, and State-Level Model. Journal of the Transportation Research Forum. 10.5399/osu/jtrf.56.2.4432.
- White paper, « A global comparison of the life-cycle greenhouse gas emissions of combustion engine and electric passenger cars », 20 juillet, 2021, Georg Bieker, International Council on Clean Transportation, https://theicct.org/publication/a-global-comparison-of-the-life-cycle-greenhouse-gas-emissions-of-combustion-engine-and-electric-passenger-cars/
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Volkswagen
- IEA, Stated Policies Scenario (STEPS), https://www.iea.org/reports/world-energy-model/stated-policies-scenario-steps
- Carbone 4, « Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’état face à l’urgence climatique », https://www.carbone4.com/publication-faire-sa-part