David Bessis est mathématicien : après une carrière de chercheur pendant 10 ans, il dirige aujourd’hui une société qu’il a créée, Tinyclues, spécialisée en intelligence artificielle.
Dans son livre Mathématica, il déboulonne quelques idées reçues sur sa discipline. Non, les maths ne sont pas réductibles à la pensée logique. Ni les meilleurs mathématiciens dotés d’un cerveau particulier.
Pour nous en convaincre, l’auteur nous emmène dans un voyage intérieur où il dévoile le rôle de l’intuition dans la compréhension des mathématiques.
Avec, peut-être, l’idée de transformer des chenilles angoissées par la discipline en papillons de l’abstraction…
Mais surtout l’espoir, en refermant son livre, que l’éternel mythe de la « bosse des maths » fasse définitivement pschitt.

Rendez-vous en terre mathématiques avec David Bessis
Un as des mathématiques est-il le mieux placé pour expliquer aux communs des mortels comment amadouer cette discipline à la réputation rugueuse ?
La réponse est certainement oui : car la question de la mécanique d’apprentissage des maths, David Bessis, normalien et docteur en mathématiques, se l’est lui-même longtemps posée. Déjà membre permanent du club des forts en maths au lycée, il observait, malgré tout, un écart énorme entre ses capacités et celles des très forts. Incapable à l’époque d’en analyser les raisons, il considérait ces grosses têtes comme des « magiciens » dotés de « pouvoirs innés ».
C’est l’explication qu’il avait trouvée pour s’arranger d’une situation largement partagée, et spécialement par ceux, nombreux, qui éprouvent le plus de difficultés avec cette discipline.
Et ce n’est pas non plus du côté d’un des plus grands scientifiques de l’histoire qu’il a trouvé une réponse satisfaisante : « Je n’ai aucun don particulier, je suis juste passionnément curieux » – Einstein.
Cette citation, que l’on retrouve en ouverture de son récit, avait le don de l’insupporter. Il la trouvait de mauvaise foi, comme quand « les top-modèles viennent nous expliquer que ce qui compte, c’est la beauté intérieure », poursuit-il avec humour.
Ses années de lycée ne lui ayant pas permis de résoudre cette équation, il pensait qu’en s’engageant dans des études de mathématiques supérieures… il apprendrait enfin comment apprendre les maths.
En vain.
David Bessis a poursuivi de brillantes études qui ne lui ont pas apporté de réponses : sa soif de connaissances ne fut que partiellement étanchée par un programme académique se déclinant en un corpus de connaissances, axiomes, théorèmes, démonstrations… mais rien sur les méthodes d’apprentissage. C’est donc seul qu’il a dû se débrouiller avec ce qui n’était pas enseigné à l’école.
Et la question l’a poursuivi tout au long de sa carrière universitaire, renforcée par les témoignages de ses confrères évoquant le décalage entre les mathématiques « officielles » et « l’expérience personnelle de leur compréhension ».
Au fil du temps, sa réflexion sur le sujet avait abouti sur l’idée qu’il « imaginait » parfois certaines notions en « suivant son intuition » … Mais que venait donc faire l’intuition dans cette histoire tant il est communément admis que les maths, associées à la logique, sont cette discipline froide et sèche dont la nature psychorigide ne laisse aucune place à l’humain ?
Pour comprendre cette apparente contradiction, retournons aux origines d’un malentendu toujours d’actualité.
Mathématiques : le péché originel

Montrer son aversion pour cette matière est assez ordinaire, quel que soit son niveau d’étude (hors scientifiques) ou son activité : un ministre a même affiché un air goguenard lors d’une interview pour expliquer qu’il n’était pas doué en maths.
Mais l’enjeu ici n’est pas de faire une fierté ou une honte de ses difficultés (ou facilités). Il s’agit « juste » de comprendre.
D’où vient cette allergie, parfois aux allures d’épidémie, qui toucherait une grande partie de l’espèce humaine et qui semblerait même s’aggraver chez les plus jeunes selon certaines études comme les résultats des tests PISA ?
Ce phénomène, presque toujours réduit à un problème « génétique », est souvent sèchement tranché : on naîtrait simplement bon en maths, point final. Cette explication lapidaire a de quoi décourager les plus téméraires… Passez votre chemin braves gens, il n’y a rien à faire pour améliorer votre compréhension.
C’est à l’aide d’un parallèle avec l’apprentissage de la natation que David Bessis nous fait toucher du doigt le caractère erroné de cette assertion. Avec la question suivante : persisteriez-vous à essayer d’apprendre à nager si on vous disait, d’entrée de jeu, que votre corps est en pierre ?
Car c’est bien là que se niche le malentendu sur les mathématiques, avec cette idée un peu folle que certaines personnes y auraient accès et d’autres non. Imaginez si on utilisait cette rhétorique avec les jeunes enfants qui apprennent à marcher : sous prétexte qu’ils tombent sans cesse, on leur dirait que c’est trop difficile et qu’ils n’y arriveront pas…
Ne resteraient-ils alors pas à vie à se déplacer à quatre pattes alors qu’on arrive à peu près tous à marcher sur deux jambes ?
Or ces croyances sont, selon le mathématicien, fausses : pire, elles empêchent de progresser, voire juste d’essayer. Tenir pour acquis que les capacités d’un humain sont immuables et ne peuvent pas évoluer est comme croire que son corps est en pierre quand on apprend à nager… et rend les mathématiques simplement inaccessibles.
Pour y arriver, se débarrasser de ces préjugés est incontournable. De récents travaux scientifiques sur la plasticité cérébrale, la capacité du cerveau à se façonner en fonction de l’expérience vécue à tous les âges de la vie via un remodelage des réseaux neuronaux, nous y aident en renforçant la thèse de David Bessis. Comme le jeune enfant finit bien à force d’essais à marcher, il s’agit d’accepter que tout apprentissage prend du temps et de multiples tentatives.
Et que non, les dés ne sont pas jetés dès le départ…
Il était une fois… les mathématiques

Pour David Bessis, les maths relèvent d’une « expérience intérieure », une sorte de « quête spirituelle ». Et si chacun d’entre nous n’arrive pas à le ressentir, c’est parce qu’il manque une dimension dans leur définition : cette discipline n’est pas réductible à la logique, c’est pour lui une « science de l’imagination ».
Provocateur ? Si l’auteur de Mathematica était le seul à l’exprimer, ce serait une hypothèse envisageable. Pour nous convaincre, il va chercher les témoignages de ses illustres prédécesseurs. Et nous embarque dans les coulisses de la discipline via les récits des grands mathématiciens tels Descartes ou Grothendieck, qui parlent eux aussi d’imagination, la logique permettant quant à elle de l’utiliser et de la modeler pour l’améliorer.
Oui, l’imagination est fondamentale en maths : elle se travaille même, afin de visualiser des éléments de complexité croissante. Évidemment l’auteur ne nie pas que la logique tienne un rôle dans l’histoire : c’est un outil permettant d’explorer et de muscler l’intuition qui est, elle, en évolution permanente. C’est aussi elle qui fait « tenir les concepts entre eux » … à supposer qu’on ait pu, au préalable, les visualiser grâce à… l’imagination dont le caractère invisible la rend difficile à saisir et alimente, au choix, mystère ou sacralisation de la discipline.
En d’autres termes, l’enjeu de l’apprentissage des maths ne se réduit pas à de la logique mais doit intégrer l’appropriation des concepts.
Et l’auteur de s’interroger : et si les bons en maths étaient simplement ceux s’autorisant à utiliser leur imagination tandis que les autres n’essaieraient pas, soit parce que maths et imagination ne sont pas naturellement associées, soit parce que le découragement s’installe en pensant que le problème est génétique ?
Si cette idée semble vertigineuse, David Bessis n’est pas seul à y croire. Le mathématicien Alexandre Grothendieck avait déjà suggéré d’aborder les maths naïvement, sans peur et en réessayant jusqu’à la réussite comme un enfant multiplie les chutes avant de marcher.
Pour comprendre, il s’agit de s’autoriser à se tromper et à poser des questions.
De l’utilité des mathématiques…

Présentes partout dans la technique, l’informatique, l’économie, la finance, etc., les maths permettent de développer des abstractions pour nous aider à améliorer notre compréhension du monde.
L’auteur prend pour exemple le concept de nombres négatifs qui ont été difficiles à acquérir pour le commun des mortels au moment de leur apparition… et qui sont aujourd’hui pourtant une évidence pour tout un chacun. Nous les retirer reviendrait à nous déposséder d’un outil important pour saisir notre quotidien : compréhension d’un solde négatif à la banque, température négatives, etc.
Contrairement à une autre idée reçue, les maths ne sont pas solubles dans le calcul : l’expérience des mathématiques consiste surtout à produire des concepts pour comprendre le monde. Et c’est dès l’enfance qu’ils sont assimilés… sans forcément en avoir conscience. Comme avec les jeux d’éveil : les enfants tâtonnent pour apprendre ce qu’est une forme, rond, carré ou étoile… Or une forme est une notion mathématique. Le jour où ils parviennent à comprendre qu’une forme ronde entre dans un trou rond et pas carré, ils font pour eux-mêmes une découverte mathématique. Et une fois ce mystère percé, tout s’éclaire et devient évident.
On entre dans les mathématiques par l’expérience… une peu comme en musique. Imaginez que son enseignement se réduise au solfège sans l’expérience physique de la musique… nul doute que sa pratique rencontrerait un succès mitigé.
Intuition et mathématiques : une évidence, comme 1 et 1 font 2

Si cet essai est passionnant de bout en bout, un de ses passages les plus étonnants est celui où l’auteur rebat les cartes de l’intuition.
Car c’est dans le rapport que nous entretenons avec elle que se niche le malentendu concernant l’apprentissage des maths. L’intuition est notre alliée, l’auteur de Mathematica affirme que tout l’enjeu est de la développer pour augmenter sa fiabilité et raffermir la confiance que nous lui portons. Car c’est bien elle qui nous aide à comprendre la discipline.
La logique est, quant à elle, vue comme une sorte de radar servant à détecter où notre intuition est fausse et, ainsi, nous aider à progresser. Muscler notre intuition ne se fait pas d’un coup de baguette magique mais progressivement, en travaillant. Ce sont les barrières psychologiques comme surmonter ses inhibitions ou oser dire qu’on ne comprend pas qui nous empêcherait de le faire.
Pour illustrer le pouvoir de l’intuition, David Bessis propose un exercice : il s’agit d’imaginer un cercle dans sa tête, puis de se demander si une ligne droite peut le couper en plus de deux points. Il est assez rapide de réaliser que non, ce n’est pas possible, et ce sans faire un raisonnement logique : cela nous est apparu d’une façon évidente.
Et c’est exactement ce qu’expérimentent les mathématiciens quand ils comprennent des concepts ou abstractions, même quand ils sont bien plus complexes. Tout le travail consiste à jouer avec ses images mentales pour trouver une manière propre et évidente d’y parvenir et éprouver le plaisir de comprendre intuitivement des concepts qui semblaient initialement complètement hermétiques.
David Bessis ne promet pas de devenir un papillon des mathématiques en un claquement de doigts. Exigeantes et difficiles, il n’est pas question de mettre un signe égal entre chaque relation que les humains entretiennent avec elles.
Toutefois, en brisant le cocon de ses peurs et doutes et en faisant confiance à son intuition, l’espoir de progresser est tout à fait permis.
Et ce pour tout le monde.
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